Bièrdjî, vatchîs, hièrdîs dins l’ culture walone
Bergers, vachers et herdiers dans la culture wallonne

Naudjimont (Agimont) dins l' timps... li rintréye dès vatches

Taveni (Tavigny)
Maurice Evrard, Dans les pas du herdier, in : De la Meuse à l’Ardenne, 30, 2000, p. 3-40
(p.3) Parmi les métiers d’autrefois, aucun n’est comparable à celui de berger pour l’aura de sympathie, de poésie, de nostalgie un peu romantique dont il est enveloppé.
Derrière les mots
Une petite promenade à travers le lexique lié à cette profession nous convainc déjà de son statut tout à fait particulier.
Partons des mots qui désignent le gardien des moutons : berger, pâtre, pasteur (anciennement pastour), herdier.
Si l’on s’en tient au sens premier, conforme à leur étymologie, pâtre et pasteur sont des termes généraux qui s’appliquent à celui qui fait paître (latin pascëre) un troupeau, quelle qu’en soit la composition. Par contre, berger serait réservé au gardien des moutons (latin vervex -> berbex = brebis).
Quant au mot herdier, les dictionnaires français actuels ne le signalent pas. Il s’agit, en effet, d’un vieux mot venu du francique « herda » (= troupeau), que l’on retrouve dans harde, troupeau de bêtes sauvages vivant ensemble. L’influence du wallon et la persistance, jusque dans le XIXe siècle et même le début du xxe, des usages coutumiers, ont joué chez nous dans la survivance du mot herdier pour désigner le gardien du troupeau de la communauté villageoise (la herde), quels que soient les animaux qui le composent1. En wallon liégeois2, on l’appelle li hièrdî, et les autres dialectes ont un terme approchant.
Que trois mots, plus un quatrième chez nous, renvoient à la même profession, ce n’est peut-être pas exceptionnel. Il est plus étonnant de les voir accompagnés d’une suite de dérivés-satellites. On a ainsi – en plus des dérivés réguliers bergère et pastoure, car ce métier peut être pratiqué par des femmes – pastoureau et pastourelle, bergeron, bergerot et bergerette. On remarque que ces dérivés sont des diminutifs, ce qui indique bien qu’une nuance affective, familière, attendrie, est venue s’ajouter au sens premier du radical. Voilà qui dénote, en faveur de la profession de berger, l’existence d’un traitement de faveur dont ne bénéficient pas les autres métiers.
Ce traitement de faveur va beaucoup plus loin !
Et ici, la littérature a joué un grand rôle dans la véritable transfiguration du berger.
Dès l’Antiquité, l’imagination des poètes s’empare du personnage. Au départ d’une région du Péloponnèse, habitée autrefois par un peuple de pasteurs aux mœurs rudes et patriarcales, farouchement attaché à sa liberté et
- En fait, il s’agissait, le plus souvent de moutons et de chèvres.
- Voir Jean haust, Dictionnaire liégeois, H. Vaillant-Carmanne, Liège, 1933. Reproduction anastatique, même éditeur, 1972. Cet ouvrage mentionne l’expression « // est grossir corne on hièrdî d’pourcês » (il est grossier comme un porcher) (p. 322), 736 p.
(p.4) Qui se cache derrière le mot « herdier » ?
«La herde comprenait tout le bétail du village, qu’un pâtre commun rassemblait le matin au son de la trompe pour le conduire paître sur les biens de la communauté. » (E.M.V.W., m, p. 291)
« Au pays de Bastogne.
Le gardien des bêtes s’appelait bèrdjî; vatchî, vacher; gadelî, chevrier; pwartchî, porcher ou djivalî, « chevalier », suivant la nature de son troupeau. On appelait hardi, « hardier », celui qui conduisait la hiède, formée de plusieurs espèces d’animaux. » (E.M.V.W., m, p. 296)
« Au pays de Saint-Hubert.
En été, les bêtes des petites gens partaient le matin pour paître les terrains communaux. Elles formaient ce qu’on appelait la herde. Il y avait à S’-Hubert deux herdes de vaches et deux de chèvres. Ceux qui les gardaient s’appelaient des her-diers. » (E.M.V.W., m, p. 297)
N.-B. : Voir dans D.M.A. 25, 1997, p. 67 à 69, deux « Vues de Saint-Hubert » du peintre Ferdinand marinus (1808-1390) illustrant la vie pastorale aux abords de la ville.
« […] les mots « herde » et « herdier » s’appliquent proprement au troupeau de bovidés et à leur gardien. Ils peuvent toutefois prendre l’acception générale de troupeau et de pâtre ; c’est dans ce sens qu’on fait plus d’une fois mention dans les archives du « herdier des pourceaux » par exemple. D’ailleurs, remarquons que plus d’un troupeau baptisé « herde » a réuni des moutons, des chèvres, des porcs, voire des chevaux, pâturant en commun avec les vaches. » (E.M.V.W., iv, p. 351)
que Sparte même ne pourra pas réduire, les poètes créent une Arcadie de rêve, où les bergers jouissent d’un bonheur étale, sans mélange, le bonheur pastoral. Qui n’a pas contemplé, dans une des planches du Petit Larousse illustré, avec une envie mêlée de perplexité, la représentation qu’en a donnée le peintre Nicolas Poussin (1594-1665)3: des bergers à demi vêtus, beaux comme des dieux, rêvent avec nostalgie dans un paysage serein où arbres et ruines antiques sont harmonieusement associés ?
L’image de ces bergers de convention a, en effet, traversé les siècles, portée par diverses expressions littéraires : les Pastourelles chères aux troubadours et aux trouvères du Moyen Âge, les Bergeries de la Renaissance ; plus tard, les Idylles, les Églogues, les romans4 et drames pastoraux où rivalisent de délicatesse et de préciosité pâtres galants et bergères alanguies. Les Romantiques réexploiteront le thème, opposant à la corruption de la société, les vertus naturelles, les sentiments sincères et la fraîcheur de l’innocence sensés s’épanouir en milieu pastoral. On retrouve cette opposition dans les œuvres de Jean-Jacques Rousseau et dans les romans champêtres de George Sand.
Le folklore n’est pas en reste, lui non plus. On ne compte pas les chansons populaires qui font intervenir les bergères et leurs blancs moutons, et ron et ron petit patapon… Le tragique, d’ailleurs, peut se mêler à la ritournelle
- Les Bergers d’Arcadie, Musée du Louvre, Paris.
- Tel L’Astrée, d’Honoré D’URFÉ (1566-1625) qui raconte les amours du berger Céladon et de la bergère Astrée sur les bords du Lignon.
(p.7) ou au récit, comme dans la légende des «Blancs Cailloux» de Mousny5 ou dans la chanson célèbre de Fabre d’Églantine,
Il pleut, il pleut, bergère,
Rentre tes blancs moutons…6
Mais, plus étonnante, c’est la part prise par la religion dans l’idéalisation du métier de berger.
Dès les premiers chapitres de la Genèse, l’opposition entre Caïn, le laboureur, le sédentaire, et Abel, le pasteur, nomade par nécessité, est solidement établie. Et n’est-ce pas Dieu lui-même qui marque sa préférence pour le second ? La fumée blanche du bûcher sur lequel Abel sacrifie son plus bel agneau monte droit au ciel, tandis que la fumée noire qui se dégage des gerbes brûlées par Caïn ne parvient pas à s’arracher à la terre. On connaît la suite…
Il était normal que les grandes religions monothéistes mettent à l’honneur le métier de berger : elles sont nées dans des régions semi-désertiques où le sol ne répond que chichement au pénible travail du laboureur alors que chèvres et moutons enrichissent ceux qui se consacrent à leur élevage. Cette tâche laisse plus de temps pour la méditation et les longues heures de solitude ne peuvent que la favoriser. L’Évangile ne fera que confirmer cette opposition. Les paraboles évoquent bien le travail de la terre, mais elles mettent plutôt en avant son caractère ingrat : l’ivraie pousse au milieu du froment et la semence tombe souvent sur un sol peu accueillant, caillouteux et couvert d’épines. Le monde des bergers, lui, fournit une des plus célèbres de ces allégories, celle du bon pasteur, auquel le Christ s’identifiera, qui donne sa vie pour ses brebis.
Voilà donc le mot pasteur promu à une destinée d’exception. Cantonné dans le domaine religieux, appliqué au Christ, mais aussi raux ministres de son culte, responsables du troupeau des fidèles – les évêques vont d’ailleurs s’approprier la crosse7, devenue le symbole de leur pouvoir -, il laissera à berger le soin plus modeste de désigner le gardien des moutons. Ce dernier se contentera désormais de diriger son petit monde à l’aide de la houlette”.
L’évolution sémantique n’en restera pas là: pastoral profitera de la promotion de pasteur, bercail suivra le mouvement, remplacé par bergerie, tandis que les ouailles9 feront place aux brebis.
- Voir, à ce sujet, l’article publié par A. de ruette dans ardenne et famenne. Intitulé «La légende des Cailloux de Mousny », il occupe presque la totalité du tome XII, n° 2 (n° 46 de la collection), décembre 1972, pp. 79-130.
- Philippe fabre d’ÉGLANTiNE (1750-1794) mourut sur l’échafaud le même jour que Danton. On raconte qu’il écrivit le poème intitulé L’Orage, mis en musique par un compositeur nommé Simon, alors qu’il était en prison, le poème prenant une valeur symbolique d’avertissement. Sans doute est-ce le passage «Voici, voici l’orage! Voilà l’éclair qui luit.» qui a dicté cette interprétation, invraisemblable quand on sait que le poème date de 1780.
- La crosse désigne d’abord le bâton à bout recourbé que le berger utilisait, comme une crosse de hockey, pour envoyer un caillou ou une motte de terre au mouton sorti du rang. Il pouvait encore, en cas d’entorse, retourner la crosse et s’en servir comme d’une béquille. En wallon, crosse a d’ailleurs gardé le sens de béquille (Jean haust, op. cit., p. 185).
- La houlette (de l’ancien français houler = jeter) est un bâton muni à son extrémité d’une plaque de fer en gouttière et qui était utilisé comme la crosse. Finalement, en passant de la crosse à la houlette, le berger y a gagné un instrument plus performant !
- Du latin populaire ovicula, de ovis – brebis.
(p.9) Venons-en au herdier
L’existence d’un réel intérêt pour les bergers étant établie, venons-en à notre projet, le lancement d’une enquête sur le herdier.
Mais, direz-vous, une telle enquête n’est plus réalisable de nos jours : où trouver encore des témoins directs de cette activité traditionnelle de nos régions? Et de plus, cette recherche a été menée, entre les années 1930 et 1950, par le Musée de la Vie wallonne, de Liège, qui en a publié les résultats”. Nous nous référerons abondamment à ces publications remarquables et il n’est pas question de répéter la démarche qui fut celle de ce musée. Toutefois, si les témoins ont disparu, il subsiste bien des témoignages à inventorier et à exploiter. Avant même d’inviter nos lecteurs à participer à cette enquête et de leur proposer un schéma de recherche, tentons, grâce aux informations déjà publiées, d’esquisser à grands traits le portrait du herdier, de préciser son statut et ses tâches, de voir dans quel cadre naturel, économique et social il était amené à les remplir.
Choix et mission du herdier
Les qualités, les connaissances et les aptitudes exigées d’un herdier sont nettement précisées à l’occasion de son élection par la communauté. Il faut dire que la relative prospérité de beaucoup de ses membres est tributaire de son travail car la herde rassemble les bêtes appartenant aux villageois qui ne disposent pas de terres propres pour les nourrir.
Le herdier est donc plutôt lié à l’économie rurale traditionnelle des terres pauvres où l’élevage l’emporte sur la culture. Les vastes étendues de landes, qu’elles soient sèches et calcaires comme en Calestienneu, humides et marécageuses comme dans les fonds de Fagne et de Fameïme, froides et acides comme dans les zones à tourbières de la haute Ardenne ou encore, toujours en Ardenne, qu’elles couvrent les pentes rocheuses où ne croît qu’une maigre toison de genêts et de bruyères, voilà le cadre de son activité. Et au sud de la Meuse, les landes ne manquent pas, nées d’une déforestation mal contrôlée venue s’ajouter à des conditions géologiques et climatiques peu favorables. Il faudra attendre la seconde moitié du XIXe siècle pour voir ces zones se réduire brutalement à la suite des campagnes de défrichement (etd’enrésinement organisées par les gouvernements de l’époque et de l’amélioration des terres pauvres par l’emploi de la chaux et des engrais, lui-même , facilité par l’aménagement de nouvelles voies de transport, routes et chemins de fer.
Le déclin de l’élevage des moutons et des chèvres sera aussi brutal que cette réduction des terres incultes. Il entraînera évidemment la disparition des herdiers et, en cette fin de xxe siècle, nous n’avons donc plus aucune chance de trouver des témoins directs de leur activité !
- Se reporter aux enquêtes du musée de la vie wallonne, Liège, Tome 111 (fasc. 25 à 36), 1931-1935, pp. 278-313. Tome iv (fasc. 37 à 48), 1936-1947, pp. 81-93 et 275-374. Tome v (fasc. 49 à 60), 1948-1950, pp. 65-80. Dans l’article, les références seront abrégées: E.M.V.W., n° du tome, page.
- Nos lecteurs se reporteront, à ce sujet, aux intéressantes études publiées dans cette revue : – Pierre meerts, Passé, présent et avenir d’un patrimoine naturel unique en Belgique : les pelouses calcaires de la Calestienne, D.M.A. 2, 1986, pp. 57-70 et D.M.A. 3, 1986, pp. 15-30; – D.M.A. 16, 1993, numéro spécial entièrement consacré à cette région, 248 p.
15 Grelot, clarine, sonnaille.
Les registres de comptes de la seigneurie de Neuville (Ardenne condruzienne) font plusieurs fois mention d’achats de clabots
— 17/10/1757 : «pour 3 clabots pour mettre aux bestes qui vont dans le bois pour pâturer»
— 27/3/1773 : «payé pour deux sonnettes dits clabots pour les jeunes bêtes, pour aller dans les bois pâturer»
(Hubert grosjean et Roger herrin, Les Trois Seigneuries, t. ni, 1986)
- En Ardenne, différents noms étaient donnés à l’aide-herdier, que celui-ci mène un troupeau d’ovins, de bêtes à cornes ou de cochons : // scalot (Laforêt, Rochehaut, Redu, Offagne, Auby), /(‘ cawlèt ou cawlî (Anlier, Recogne, Cherain, Bovigny, Mabompré). Ce dernier nom, dérivé de cawe (queue), s’explique par le fait que les aides se tiennent en queue du troupeau, le pâtre marchant en tête.
«A Ochamps, l’enfant, garçon ou fille, dit scalot était fourni ou payé successivement par chaque famille participant à la sonre [le troupeau de porcs]. » (E.M.V.W.. iv, pp. 358-359)
- « On sait que les pâtres, qui recevaient en plus une minime rétribution de la commune, étaient nourris par les propriétaires des bêtes un nombre de jours correspondant au nombre de bêtes confiées à leur garde : les pâtres “tournaient”. »
(Elisée legros, E.M.V.W., iv, p. 355)
(Fig. 8. Photo de Charles Javaux au milieu de son troupeau. Document communiqué par Mmc Marie-Alice Javaux (née en 1925), épouse de Roger Martin, de Resteigne. Le berger est son arrière-grand-père, né en 1801. Il était fils de Jean-Joseph Javaux et de Catherine Lecomte. Il épousa Maximilienne La-motte le 6 août 1824. Dans la famille, on évoque encore le souvenir de «papa-bièrdjî». Il eut comme fils François Javaux qui fut bourgmestre de Resteigne (1842-1922), le père de Joseph Javaux (1891-1963).)
(p.20) Le herdal
« Le rassemblement terminé, le troupeau, le pâtre, l’aide et le chien s’en allaient par le large chemin traditionnel, régulièrement bordé de haies et, de tempe à autre, de gofes, mares, servant d’abreuvoirs, dont les règlements anciens prévoient l’entretien par corvées, comme ils témoignent souvent du souci de veiller au bon état de la voie : celle-ci c’est la hièrdâvôye « voie herdale » du pays de Liège, le (h)ièrdau d’Awenne, etc. »
(E.M.V.W., iv, p. 360)
Dans bien des villages, on retrouve des traces de ces « voies herdales », Ainsi, à Wavreille (Rochefort), la mare du Baty (site classé en 1948) située au
nord du village, était le point de départ d’un chemin, encore appelé aujourd’hui le herdau, par où le bétail gagnait les landes du Tièr di Dj’méle.
(Wavreille 1977, Dossier constitué par un groupe d’habitants à l’occasion d’un
concours organisé par l’a.s.b.l. Promotion de l’environnement rural, p. 29)
À Érezée existe toujours un vieux chemin, parallèle à la route Érezée-Fanzel appelé hèrdâvôye. Dans les années [19]30, il était encore utilisé par la procession des Rogations du mardi avant l’Ascension.
À Sohier (Wellin), une mare appelée L’abreuvoir se situe à la sortie du village vers Fays-Famenne, au bord de la Chaussée Marie-Thérèse. « L’Atlas des communications vicinales, conservé à l’ administration communale […] nous donne aussi des indications intéressantes sur la vie agricole du village. Le berger (ou herdier) s’appelle Antoine Mouton! On peut l’imaginer, à la bonne saison, rassemblant dès l’aube chèvres et moutons du village, que son chien dirige à grands coups de gueule vers Vabreuvoir par le chemin n” 16 que l’on appelle le herdal de Chaurenay. Ils empruntent ensuite le chemin n” 29 dit le grand herdal devant Chaurenay et se retrouvent dans les terres communales où ils passeront la journée à brouter herbes et broussailles des pâtures sarts. […] Un autre chemin, le n” 25, a aussi un nom qui évoque le passage de la herde (le troupeau) du village : le herdal du Camp, appelé aussi chemin d’au-dessus du Camp au lieu-dit Chafour. »
(Extrait de Sohier, Horizons lointains-Fays-Famenne, Forêt prochaine, Éd. du Centre d’Histoire et de Traditions, Wellin, 1995, p. 23).
(p.21) 31. « Makéye » : Fromage blanc et mou, caillebotte.
- Si saint Druon est bien le patron des bergers, le détail de l’offrande à ce saint est purement imaginaire! Saint Druon est fêté le 16 avril. À son sujet, voir L’Almanach des vieux Ardennais. Traditions et saints du printemps, Musée en Piconrue, Bruxelles, 1992, pp. 84-86.
- La seslérie bleue (Sesleria albicans) et le brome érigé (Bromus erectus) sont deux graminées parmi celles qui constituent le tapis herbacé des pelouses calcaires de Calestienne. La seconde a d’ailleurs donné à ce type de pelouse son nom scientifique de Mesobrometum. (Se reporter aussi à la note 12, ci-dessus.)
(p.24) La sieste du troupeau
Quand le troupeau partait pour la journée entière, le herdier le ramenait, au milieu du jour, près d’un point d’eau (mare, source ou ruisseau) où il pouvait se désaltérer et où il trouvait aussi de l’ombre pour la sieste et la rumination. Tout un vocabulaire est lié à cette interruption indispensable de midi. L’endroit s’appelaitft pmndj’leû (Grandmenil, Villers-Sainte-Gertrude, Marcourt, Saint-Hubert, Restei-gne, Erezée, etc.), lipmndj’loû (Redu, Libin), et il y a bien d’autres variantes.
Faire la sieste se dit, en wallon, fé s ‘ prandjîre. Du bétail qui se reposait au prandj’leâ, on disait i prandj’lève (du verbe prandj’1er) (La Gleize).
En ancien français, on trouvait aussi :
– le verbe prangier (du latin populaire pmndiare, prendre le repas de midi) qui signifie 1° déjeuner, 2° faire la sieste ;
– le nom prangeree qui signifie 1° l’après-midi, 2° l’heure la plus chaude de la journée ;
– le nom prangiere qui signifie 1 ° l’heure du repas de midi, 2° midi.
(A. greimas, Dictionnaire de l’ancien français jusqu’au milieu du XIVe siècle, Larousse, Paris, 1980, 476 p.)
Fig. 15. Un hameau d’Erezée porte le nom de Frangeleux. Il est situé au confluent de YEstinale et de deux petits affluents, le Namblèri et le ri d’Ônê. L’eau y était abondante, les aunes fournissaient l’ombre : c’était l’endroit rêvé pour la pause de midi… Le hameau ne compte que deux ou trois maisons.
(p.28) Les derniers herdiers
« À Aywaille, la herde a existé jusqu’au milieu du XIXe siècle. » (E.M.V.W., v, p. 69)
« À Ochamps, tandis que le porcher a subsisté jusque vers 1870, le herdia avait déjà disparu vers 1840. »
(E.M.V.W., v, p. 69)
« Le pâtre de Houyet, qui a cessé ses fonctions en 1927, est un appelé Swray,! C’était le titulaire, mais en réalité il chargeait ses enfants du soin du troupeau; quand le plus jeune de ses fils fut à même de gagner plus au travail qu’au froa-peau, il abandonna la charge ; on ne trouva pas de successeur.
Le troupeau se composait d’environ 125 chèvres, d’une vingtaine de montons et de quelques vaches. »
(Témoignage de Ghislain Lefèbvre, 1931, dans E.M.V.W., v, pp. 70-71)
« À Agimont, le troupeau a subsisté jusque peu après 1918. » (E.M.V.W., v, p. 71)
« Dans le département français des Ardennes, à Chooz, près de Givet, la herà circula encore en 1946 et en 1948. »
(E.M.V.W., v, p. 71)
d’heureuses trouvailles. Les pages qui suivent vous en fournissent des exemples. Les divisions adoptées sont modifiables ; on peut ajouter des rubriques. On a voulu indiquer quelques pistes à explorer. Nous comptons recevoir vos remarques et propositions et en tenir compte…
- Le travail du herdier44
1.1. Instruments utilisés
La famille Caprasse, originaire de Cherain (Gouvy), conserve un fer à marquer les moutons. On le trempait dans de la poix et les initiales C.B, étaient imprimées sur le dos des moutons. Dans les herdes nombreuses, | l’identification des différents propriétaires était ainsi facilitée.
Il en est encore de même dans les troupeaux à l’estive en montagne.
1.2. Occupations secondaires
1.2.1. Tous les herdiers n’occupaient pas leurs loisirs à fabriquer des chapelets ! Certains, pour tuer le temps, gravaient l’écorce ou la pierre. À Porcheresse (Daverdisse), près de la «machine à élever les eaux-», on peut voir des inscriptions taillées dans un bloc rocheux et attribuées à un ouvrier agricole qui pourrait tout aussi vraisemblablement être un herdier (D.M.A. 22, 1996, p. 46).
1.2.2. Il arrivait aussi que des bergers se construisent une cabane. Le temps les a effacées, sans doute, mais il arrive que le souvenir en ait été
- Nous prenons le mot herdier dans son sens le plus général, celui de gardien d’un troupeau.
(p.29) conservé. Ainsi, à Chanly (Wellin), au lieu-dit au Chenet, on montre encore, dans une plantation de pins sylvestres, l’emplacement de la cabane, à demi enterrée, du berger du village. (Il pourrait s’agir de Nicolas michel, encore répertorié comme berger en 1900.) (Témoin : Jean Weis, instituteur, t 1992). 1.2.3. La solitude, les longues heures de rêverie ou de contemplation, voilà des conditions favorables à l’éclosion de talents artistiques ! Il dut y avoir des bergers poètes, musiciens, sculpteurs. A ce sujet, voici une énigme que nos lecteurs arriveront peut-être à élucider. Albert renard, sculpteur à Rochefort, possède une statuette en terre cuite représentant un jeune homme qui tient un petit singe chaudement enveloppé dans son vêtement, lequel est malaisément définissable. Dans le dos du personnage, une forme de guitare se dessine vaguement sous le même vêtement. Sur le socle, on peut lire «Passage du Simplon – Mulethaler». Le propriétaire de cette jolie statuette nous dit l’avoir reçue de sa marraine, Flore Delaive, de Rochefort. Celle-ci la tenait de la veuve du Docteur Delvaux qui lui a affirmé qu’elle avait été réalisée par un berger de la localité. Il utilisait de l’argile trouvée au quartier de Montrival et cuisait ses céramiques au feu de bois. Qui apportera des précisions sur ce berger sculpteur ?
- Les herdiers de nos villages
2.1. Quelques noms
À Lomprez (Wellin), en 1841, il y avait deux bergers: pays Henri Lejeune et coilin Henri. Un troisième habitait à la limite entre Lomprez et Froidlieu, baury Jean-Baptiste (Atlas des communications vicinales [ACV] de Lomprez).
On ne s’étonnera pas, vu le nombre de bergers, de trouver aussi trois tisserands à Lomprez ; il y en avait autant à Resteigne (ACVde ces localités)43.
Luc hiernaux, de Namur, nous communique ce texte :
« On écrit de Rochefort: Dimanche 7 mai prochain aura lieu à Rochefort, chez le sieur Paquet, aubergiste, le banquet annuel des bergers de ce canton. Ce banquet sera présidé par le sieur Perron, dit Bombai, demeurant à Chameux, canton de Marche.
Ce vieux berger, âgé d’environ 120 ans, a conservé toutes ses facultés physiques et intellectuelles ; sa figure porte l’empreinte d’un air de jeunesse qui contraste avec ses cheveux blancs. »
(La Sentinelle de Namur, Journal belge de la province, 1/8 : 3 mai 1854).
Qui retrouvera dans les registres de l’état civil la trace de ce rival de Jeanne Calmant ?
L’abbé Georges dartois, de Han-sur-Lesse, nous a adressé la liste des bergers du xixe siècle qu’il a « rencontrés » dans ses recherches :
TELLIN didriche Henri-Joseph ( 1804) didriche Jean-Joseph (1804) dahout Hubert (1811 et 1814) bertholet Jean-Joseph (1814) ferir Henri (1852) dahout Louis-Joseph (36 ans en 1861)
- Dans ces deux villages, il n’y a plus ni bergers ni tisserands en 1900…
(p.30) 3. La herde et les autres troupeaux
3.1. La herde ne reprenait pas tout le cheptel d’un village. À côté du troupeau de la communauté, il y avait aussi des troupeaux privés, gouvernés par des bergers particuliers rétribués par le propriétaire. Cela posait souvent bien des problèmes.
Il y avait également le bétail mis « en pension » par son propriétaire selon des modalités fixées par contrat. Il s’agit du contrat (ou bail) à cheptel appelé aussi anciennement bail à mire (Encadré 9). Claudine HuvsECOMa trouvé dans les archives de Bouillon un dénombrement du cheptel de Gembes (Daverdisse) en 1708 (Encadré 10). L’examen de ce décompte ne permet pas de préciser avec certitude la composition de la herde. Sans doute les propriétaires qui n’ont que 2 ou 3 chèvres ou moutons les confient-ils au herdier communal, mais qu’en est-il des bêtes tenues à cheptel ? On constate en tout cas l’importance de l’élevage du mouton à cette époque: une moyenne de 13 par ménage.
3.2. Luc hiernaux nous adresse un texte au sujet de la race des moutons que l’on élevait en Ardenne. Encore une recherche à approfondir…
« Entre les brindilles des bruyères pousse une herbe grêle que les troupeaux de moutons allemands, qui ont maintenant remplacé ceux de taille
Contrat (ou bail) à cheptel
Contrat – régi par le Code civil – par lequel le propriétaire d’un fonds de bétail le remet à une autre personne, sous des conditions convenues entre eux, pour le garder et le soigner. (Il y a cheptel simple lorsque le preneur bénéficie seul des laitages, du fumier et du travail ainsi que de la moitié du croît et de la laine ; il supporte la moitié des pertes d’animaux, sauf en cas de perte de la totalité du bétail, supportée intégralement par le bailleur, sauf faute du preneur.)
(GrandLarousse encyclopédique, t. 2, Paris, I960)
Voir exemple de contrat à cheptel en annexe.
(p.32) amoindrie de la race indigène, broutent patiemment, tantôt sous le sokim plus souvent sous la pluie. »
(Edmond picard, Les Hauts plateaux de l’Ardenne. Bastogne & Saint-Hubert, Bruxelles, Touring Club de Belgique (Petite Bibliothèque à Touring Club de Belgique), 1906, p. 24 (texte écrit en 1883).
- La vaine pâture et ses problèmes
Dans un article récent, le président du Cercle culturel et historique de Rochefort, Pierre herbay, évoque l’opposition de la commune de Jemelleà une fusion avec Rochefort (1811), opposition basée sur «les difficultés et débats qui existent depuis plusieurs années entre les deux communes reM-\ veinent aux droits de pâturage ».
La réunion est cependant décidée par décret du 5 janvier 1813, qui sti-l pule, en son article 1 “‘, que cette réunion se fait « sans préjudice de droits dt pâturages, de parcours, affouages et autres dont ces communes continueront à jouir séparément »4(>.
Claudine huysecom-wolter, de Gembes, a déniché des documents bien intéressants dans les archives communales de Gembes (Daverdisse). E écrit :
« Le 29 mars 1839, le conseil communal, pour mettre un terme aux contestations qu ‘occasionne chaque année le droit à la vaine pâture sur ter\ rain communal de ceux qui tiennent troupeau à part, édicté un règlement qui conditionne ce droit : ceux qui ont troupeau à part peuvent mettre au maà-mum un cheval, ou deux bovins, ou six moutons avec obligation, de toute façon, de participer à la rémunération des pâtres communs. Mais des réclamations fusent et un nouveau règlement communal est édicté le 23 octobre de la même année. Cette fais, le droit à la vaine pâture sur terrain communal devient proportionnel à la surface privée de « terre passible» (terrains clos exclus) que l’intéressé apporte lui-même à la communauté. Pour protéger les non-possédants et les pauvres, on les autorise à placer six moutons I ou une vache et son veau. Ce règlement discriminatoire, puisqu ‘il prend en compte la propriété privée alors qu’on ne le fait pas en matière d’essartage I ou d’affouage, ne sera jamais bien appliqué et contribuera à créer une situa-1 tion d’inégalité.
Le 4 janvier 1880, la commune décide de libéraliser complètement le système : la vaine pâture est libre; ceux qui veulent un pâtre le paieront eux-mêmes. C’est la fin du système collectif de pâturage. »47
- Les produits de l’élevage
5.1. Les marchés
Glané dans une toute nouvelle revue :
« Nicolas The lin habitait Anloy et était “voiturier”. Il parcourait ainsi les I chemins empierrés avec sa charrette tirée par des chevaux, afin de livrer les produits du terroir.
- Cercle Culturel et Historique de Rochefort, Cahier n” 33, 1997, «La fusion des communes au pays de Rochefort de Napoléon à Joseph Michel», pp. 39-61.
- Claudine huysecom-wolter, Gembes (Daverdisse) Les grandes étapes de son histoire de 1245 à 1976, 1997, 60 p., pp. 33-34.
(…)
(p.34) 6. Une architecture fonctionnelle
6.1. Les bergeries
Les bergeries occupent, dans la structure des fermes, une cellule à part entière. Elle se marque, dans la façade, par une porte plus large que celle des étables et moins haute que celle des granges49.
- Les moutons ont l’habitude de s’avancer en rangs serrés, ce qui poserait des problèmes pour passer une porte trop étroite. Les brebis pleines risqueraient de se heurter aux chambranles.
Au sujet des bergeries, voir, dans la collection « Architecture rurale de Wallonie*», le volume Ardenne centrale, Pierre Mardaga éditeur, Liège, 1987, 248 p., spécialement pp. 183-189.
(p.35) 6.2. Les ponts
Des ponts portent des noms significatifs : le pont des Gades à Gembes (Daverdisse) (= pont des chèvres) et \epont des Brebis à Petit-Pays (Bièvre).
Ne peut-on aussi attribuer au souci de faciliter le passage des troupeaux de moutons cette particularité de certains ponts de la Haute-Lesse d’avoir des parapets qui s’évasent en entonnoir aux deux extrémités ?
- Les paysages
On retrouve dans le paysage de certaines de nos régions des traces de l’activité des herdiers.
7.1. Des biotopes particuliers sont liés aux activités pastorales des siècles passés. Les pelouses calcaires de la Calestienne en sont un bel
(…).
(p.37) 8. Les lieux-dits
On doit retrouver, dans bien des campagnes, des noms évoquant
8.1. les itinéraires imposés à la herde, les herdals (Encadré 6)
8.2. et des pranjeleûs (Encadré 7).
Dans les villages, le point où se faisait, en fin de journée,
8.3. la dislocation du troupeau, s’appelle parfois la sèverâye (Bra-sur-Lienne)51 car c’est laque l’on sevrait (sevrer = séparer) les animaux. À Serin-champs (Ciney), on trouve une rue de Saivray.
Il doit exister d’autres toponymes en relation avec le herdage. Il serait intéressant d’en dresser la carte de répartition. Nous comptons bien le faire si nos lecteurs-limiers sont nombreux à nous communiquer leurs trouvailles.
Ainsi, ajoutons tout de suite aux exemples ci-dessus, les toponymes où interviennent les mots
8.4. gade (pour la prononciation, voir : Encadré 11 ) (= chèvre) : Pont dès Gades et Paie (sentier) dès Gades, à Gembes (Daverdisse) ;
8.5. bèrbi s (brebis) : Ri de Passe-Bèrbis au sud de Resteigne (Tellin) : Pont des Brebis (prononciation locale ?) à Petit-Fays (Bièvre).
- E.M.V.W., iv, p. 364.
Gade, gâte ou gatte ?
En wallon, comme dans les autres parlers belgo-romans (picard, lorrain et champenois), les consonnes sonores s’assourdissent à la finale. Donc, à la finale [d’un mot] un D se prononce T, V F, Z S, B P, G K, J CH.
Cette tendance se retrouve dans le français régional. Voyez comment les Wallons crient «Allons les Rouges !» (ou plutôt, écoutez !) ou comment ils prononcent betterave, phrase, barbe, blague, page…
Dans l’orthographe du wallon, il faut donc respecter et même marquer soigneusement la différence entre li rotche (la roche) et // rodge (le rouge), li gade (la chèvre, dont le petit s’appelle H gadot) et on maye di gâte (une bille d’agate),
Li rave (le râble du boulanger) et li rafe (la rafle), i s’câbe (il se cabre) et one câpe (une carpe), (…).
Toutes ces paires de mots ont la même prononciation mais non la même orthographe. Cette dernière est influencée par l’étymologie.
Respecter l’orthographe empêche bien des confusions. Tous les homophones ne sont pas homographes !
(Extrait de les naturalistes de la haute-lesse, Rapport des activités 1990,
- 55)
(p.38) 9. Les héritiers du herdier
Entre la disparition des troupeaux communs et la généralisation des clô-l tures artificielles (barbelés puis clôtures électriques), nos campagnes conmil rent encore des gardiens de vaches ou de chèvres. C’était le plus souvent des! enfants ou des personnes âgées qui faisaient pâturer deux ou trois bêtes suri les bords des chemins, dans les éteules ou dans les prés de fauche, après lit coupe du dernier regain. On pouvait les rencontrer dès le printemps après les; heures d’école, pendant les jours ensoleillés des grandes vacances et surtoml en fin de saison, avant les longues semaines de réclusion hivernale. Il y availl aussi les adolescents que l’on « plaçait » dans des fermes pour un maigre salaire et à qui, parmi les multiples besognes qui leur étaient confiées, oui prescrivait quelques heures de surveillance du bétail.