VIKADJE DO PASSÉ
MANIÈRES DE VIVRE DU PASSÉ
PUPÎ
PIPIER

tièsses di pupes (têtes de pipes)
(s.r., MVW)

dès pupîs à Andène / des pipiers à Andenne
(in: Pourquoi Pas?, 27/07/1978, p.53)

casète avou dès pupes / récipient spécial avec des pipes
(in: ibid., p.54)
Jean Fraikin, Nos pipiers au travail, in : Tradition wallonne, s.d., p.120-suiv.)
1 Les fabriques de pipes
II faut déjà remonter loin dans le temps pour trouver quand on a commencé à faire des pipes de terre à Andenelle. Toujours est-il que, il n’y a pas loin de 200 ans, il y avait déjà un fabricant de pipes au rivage. (‘) II provenait d’Allemagne (2), comme d’ailleurs ceux qui sont venus, mais beaucoup plus tard, installer des piperies à Chokier (3), au pays de Liège, et dans le Limbourg, à Bree (4), un petit village à la frontière de la Hollande.
(‘) A. Tombu ignore l’existence de Pierre Menicken qui fut le premier pipier d’Andenne où il vint s’installer, au plus tôt, en 1757 ; cfr J. fraikin, La fabrication delapipeen terre, Liège, 1978, p. 5. ; lD.,Pipiersde Wallonie, dans Enquêtes du Musée de la Vie wallonne, t. XIV (n. 165-168), 1977-1978, pp. 269-271.
(2) Pierre Hörter ou Hoerter dont l’atelier commença à fonctionner dès 1768, était originaire de Höhr-lez-Coblence ; cfr J. fraikin, Pipiers de Wallonie, p. 271.
(3) Jacques Knoedgen y fonda une fabrique en 1834; (…).
(p.121) Le fils qui avait poursuivi les affaires de son père, se nommait Peter, comme lui. Mais Peter, ça sonnait mal aux oreilles de nos vieux parents ; ce n’était pas un nom wallon, cela ! Aussi l’avait-on rebaptisé et Peter était devenu Pierre ; mais comme il lui fallait un surnon comme tout le monde en avait un de ce temps-là, on ne l’appelait jamais autrement que le « Pète », c’était chez le « Pète ». Le « Pète » habitait au rivage, à mi-chemin en allant vers la rue Chai-rotte. Sa piperie était derrière sa maison, dans les jardins du côté de la ruelle des Baudets.
A partir de ce moment-là, d’autres fabriques de pipes se sont ouvertes, principalement au rivage et « sur le ruisseau ». Plusieurs se sont installées aussi à Andenne.
Nos premières piperies n’étaient que de petits ateliers, où le maître travaillait avec ses enfants et quelques ouvriers qu’il avait recrutés à droite et à gauche. Ce n’était guère des fabriques comme on en voit aujourd’hui, loin de là ! Un petit trou pour battre la terre, deux, trois pièces pour les ouvriers et les ouvrières, mouleurs, râleuses, trimeuses et glaceuses, une autre pièce pour emballer les pipes, et un peu plus loin, le four avec un appentis pour les terres, et voilà la piperie de jadis. Il n’y avait pas de machine pour travailler les terres, pas de presse ni aucun de tous les engins dont on se sert aujourd’hui. Pour les fours, c’était aussi tout ce qu’il y avait de plus simple, et on ne connaissait pas en ce temps-là les fours « à flamme renversée » comme on dit aujourd’hui. Les petits maîtres pipiers auraient eu du mal à s’enrichir. Ils vivotaient mais ils tenaient à leur métier. Tous leurs ouvriers aussi d’ailleurs, et pourtant eux non plus ne gagnaient pas lourd.
Avec le temps, des pipiers avaient agrandi un peu leurs premiers ateliers et ils s’étaient étendus petit à petit. Au lieu des cinq ou six ouvriers du début, des fabriques étaient arrivées à en avoir vingt ou trente, et plus tard il y en eut même, à l’ Baye (5) comme on disait, qui en avait près de cent cinquante. On peut dire que, il y a trois quarts de siècle, il pouvait y avoir deux cents à deux cent cinquante ouvriers et ouvrières dans les piperies d’Andenelle.
Le métier de pipier n’était pas ce qu’on pourrait appeler un dur métier. Mais si le travail n’était pas des plus difficiles, du moins pour les pipes unies, il fallait être fort habile de ses mains et travailler proprement : les « bousilleurs » n’auraient jamais pu faire grand-chose de bon.
Les pipes se font avec de la terre comme on en tire, depuis des centaines d’années, dans beaucoup de villages des alentours, à Coulisse, Bonneville, Groyne, Mozèt, etc.
(4) Vers 1848, J.-J. Knoedgen de Hôhr installe un atelier qui, plus tard, dans le premier quart du xxe siècle, sera repris par Hillen; cfr J. fraikin, Pipiers de Belgique, dans La Vie Wallonne, t. LIV, 1980, pp. 306-307.
(5) A la Rampe: la fabrique de Désiré Barth était ainsi dénommée parce qu’on y pénétrait en montant un escalier dont la rampe était en fer forgé.
(p.122) 2 La derle
La derle de la région d’Andenne, qui convient pour les pipes, est blanche quand elles est cuite. Les pipes rouges étaient faites avec de la terre fine que les maîtres pipiers recevaient d’Allemagne, et qui devenait d’un beau rouge à la cuisson. (6)
Les terres sont grasses ou maigres. C’est au maître pipier à trouver ce qui lui convient le mieux et à faire les mélanges qu’il faut pour arriver à obtenir une terre qui se travaille facilement, sans se fendre et sans bouger au four.
Nos anciennes piperies ne faisaient pour ainsi dire que les pipes pour fumer : on ne connaissait guère qu’elles dans le temps et elles étaient à la mode dans pour ainsi dire tous les pays.
Quelques ateliers travaillaient aussi pour les tirs forains : on nommait cela fé dès hoquets (7). Les pipes pour les tirs ne demandaient guère autant de façon que les autres, comme nous le verrons plus loin.
Il y avait des centaines de modèles de pipes différents. Les maîtres pipiers faisaient toujours de nouveaux moules, vraiment à l’envi. Les pipes les plus
(6) La terre de Cologne ou plus exactement de Vallendar.
- Littéralement faire des morceaux. Les déchets des pipes à fumer étaient appelés des hoquets et on les conservait pour les vendre aux forains qui passaient régulièrement dans les ateliers.
(p.123) courantes, c’était les unies (8) ; d’autres, qu’on appelait les décorées, étaient couvertes d’ornements, de fleurs, ou bien elles représentaient des bêtes ou toutes sortes de choses, et même fort souvent des grands personnages : on leur donnait alors un nom d’après ce qu’elles représentaient.
Chaque pays, chaque contrée, peut-on dire, avait ses modèles préférés. Ici, il ne fallait que des pipes vernies, autre part, c’étaient des pipes tirant sur le jaune, des rouges ou même des noires.
Il y avait aussi des pipes avec de petits tuyaux, les « courtes »; d’autres avaient le tuyau long ou demi-long, et une longue pipe, « La Montoise », par exemple, avait un tuyau qui ne mesurait pas loin de deux pieds.
On faisait aussi des têtes qui s’adaptaient sur un tuyau d’une autre matière, comme le bois de merisier ou bien le jonc, avec un bout d’ambre ou de corne et même, parfois, d’écume. Qui n’a pas connu « Le vieux Jacob » que nos piperies ont vendu par centaines de mille dans tous les coins du pays et à l’étranger !
3 Le maître pipier
J’ai dit un peu plus haut qu’on ne trouvait de machines d’aucune sorte dans nos vieilles piperies. Tout s’y faisait à la main, aussi l’ouvrage y était-il beaucoup plus remarquable que tout ce qu’on peut faire aujourd’hui.
Nous allons, si vous le voulez bien, décrire brièvement le vieux métier de pipier et voir ensemble comment cela marchait dans nos fabriques du temps passé.
Le maître pipier est allé faire un tour aux fosses. Pour cette fois, il s’est rendu à la Trîche-aus-pèkèts (9). Il a choisi tout ce qu’il y avait de meilleur, après s’être assuré que les terres n’étaient pas trop sablonneuses, en mordillant entre ses dents un petit morceau qu’il a gratté hors d’un bloc avec son ongle. Comme la plus fine est trop grasse, il en a demandé un troisième chariot, plus maigre, mais toujours de première qualité, pour pouvoir la mélanger avec l’autre.
Les chariots de terre, comme on en rencontre encore beaucoup aujourd’hui, roulaient alors du matin au soir tout au long de nos chemins. Il ne fallait pas seulement de la terre pour les piperies, les fabriques de faïences d’Andenne en utilisaient beaucoup aussi et on en envoyait énormément en Hollande. Les chariots prenaient de fortes charges, jusqu’à cinq et six mille kilos, et comme les abords des fosses n’étaient jamais des plus aisés, il fallait parfois atteler trois, quatre, et même cinq chevaux.
(8) Pipes simples sans dessin ni inscription.
(9) Lieu-dit situé à Groyne, à l’ouest d’Andenne. Un des plus grands et des meilleurs gisements de terre plastique. La plupart des terres utilisées dans les piperies provenaient de cette exploitation de la Prairie aux Genévriers.
(p.124) Quelques jours après que le maître soit allé à la fosse, le premier chariot arrive à la fabrique. Le batteur de terre est déjà d’un certain âge et il faut pourtant décharger au plus vite. Il va entrouvrir les portes des ateliers en criant: « Il y a un chariot ! ». Aussitôt, trois ou quatre hommes se lèvent pour aller lui donner un coup de main. Ils portent les blocs sous un appentis, situé le plus souvent à côté du four, et sommairement couvert pour garantir les terres de la pluie. Elles pourront y sécher tout doucement avec les courants d’air et la chaleur du four quand on cuira.

li trimpadje dè l' dièle / le trempage de la derle
(Fraikin, op. citat.)
- Le batteur
A mesure que la terre sèche, on casse les blocs en petits morceaux et on les jette dans une grande fosse de deux fers de bêche de profondeur : la terre va demeurer là des semaines durant, elle y pourrira et y « remûrira » (10) disent les pipiers.
C’est là que le batteur de terre vient chercher ce qu’il lui faut, dans un bac de bois. La terre est devenue souple, elle a plus de corps et elle se travaille plus facilement.
Le batteur vide ses bacs sur un banc allongé, et quand il en a recouvert toute la longueur, il la coupe en tranches avec un outil de fer, la plane. Quand il est arrivé au bout du tas, il recoupe toutes les tranches, qui sont tombées l’une sur l’autre en commençant par où il vient de finir, et il recommence le
(10) rimûri (W), remûrir ou jeter son feu.
(p.125) même manège une troisième fois. Mais il faut que la terre soit hachée menu le plus possible et qu’il n’y demeure pas une seule petite motte. Il faut aussi que les mottes grasses soient bien mélangées avec les plus maigres. Le batteur coupe alors le tas en petits ballots qu’il change de place une fois ou deux en les mélangeant bien l’un avec l’autre, et il recoupe chaque fois le tas en tranches avec la plane. Ça n’est pas encore assez : il refait encore une fois ou deux des petits ballots, les tourne complètement ou leur fait faire un demi-tour pour être bien sûr qu’il n’y a rien qui n’ait pas été coupé et recoupé par la plane. Pour finir, l’ouvrier partage le tas en plus gros ballots avec le fil (c’est un morceau de fil de fer fin avec une poignée de bois à chaque extrémité), il jette et il rejette chaque ballot de toutes ses forces sur son banc pour le rendre plus ou moins carré et pour tasser convenablement la terre.
Et voilà la matière prête pour les rôleûses.

li rôleûse / la rouleuse
5 Les rouleuses
Le travail de la pipe commence chez la rouleuse.
La voilà assise à son banc, après s’être bien installée. Sur le côté gauche de la table (la jeune fille est droitière), il y a un gros ballot de terre. Elle a devant les yeux le moule sur lequel son père va travailler, et en le lui remettant, il lui a dit combien de grosses (11) de rouleaux elle devait faire.
(11) Partout la grosse est de douze douzaines à l’exception de la Hollande où elle compte quatorze douzaines.
(p.126) Elle saisit une poignée de terre, avec sa main gauche, et elle la fait rouler d’avant en arrière, en lui laissant une grosseur à un des bouts, pour la tête de la pipe, et en amincissant le reste qui doit devenir la queue. Tout d’un coup, le rouleau, qui n’est encore qu’ébauché, passe de la main gauche à la main droite, et la rouleuse saisit une deuxième poignée de terre. Elle roule maintenant aves ses deux mains, la droite achève le rouleau que la gauche a ébauché.
Et de temps en temps la rouleuse présente le rouleau devant le moule pour voir si le tuyau est bien à la longueur et à la grosseur requises. Quand elle a fait un paquet ou deux de rouleaux, elle n’a plus besoin de moule pour se guider; elle a «les mesures dans l’œil». Mais avant de le remettre au mouleur, elle a pourtant soin de faire une marque sur son banc pour pouvoir vérifier de temps en temps si elle travaille toujours correctement.
Au fur et à mesure que les rouleaux sont faits, la rouleuse les met sur une autre planche qui est à côté. Elle fait passer à sa main droite le rouleau commencé par l’autre et elle reprend aussitôt une nouvelle poignée de terre. Et l’ouvrage continue de cette manière toute la journée.
La rouleuse met sur chaque planche douze paquets de quinze rouleaux, ce qui fait cent quatre-vingts rouleaux pour arriver à une grosse de douze douzaines de pipes finies. La différence, c’est pour les déchets. Chaque paquet a une rangée de six rouleaux, puis une de cinq et au-dessus une de quatre. Les paquets sont mis sur la planche, les têtes vers l’extérieur, un à droite puis un à gauche et ainsi de suite.
Une bonne rouleuse peut arriver à faire quatorze à quinze planches sur la journée, ce qui fait environ deux mille sept cents rouleaux. Ça vous donne à penser les mille et mille fois qu’elle doit faire aller ses bras pour gagner ses quelque sous, exactement sept centimes et demi pour deux grosses.
Il y a tout autour de l’atelier des montants de bois cloués au mur, avec de longues broches enfoncées dedans depuis le haut jusqu’en bas : c’est ce qu’on nomme les pirnèkes. C’est là-dessus que la rouleuse met ses planches et les rouleaux y vont sécher tout doucement un jour ou deux.
Quand l’ouvrage presse et que le mouleur attend les rouleaux, la rouleuse ne fait ses paquets que de deux rangées, une de cinq et une de quatre, pour que les rouleaux sèchent plus vite. Mais au lieu de quinze paquets, c’est vingt qu’elle doit mettre alors sur la planche.
Rouler, c’est pour ainsi dire un ouvrage de femme. Pourtant, il y a déjà eu des mouleurs qui faisaient leurs rouleaux eux-mêmes. Ainsi, à l’ Baye, à l’époque dont je vous parle, il y avait deux mouleurs qui étaient dans le cas, Jean le petit borgne et le vieux Bodok. C’était deux vieux célibataires qui faisaient leur petit fricot à la fabrique et qui avaient même leur paillasse dans un des bâtiments.
(p.127) La rouleuse n’a plus à s’occuper des rouleaux une fois qu’ils sont sur les planches ; c’est le mouleur qui doit veiller au séchage. S’il voit que ceux de la rangée du haut sèchent trop vite, il retournera le paquet. Il arrive même qu’il doive mouiller avec ses doigts la rangée du dessus et même celle du dessous qui repose sur la planche, car elles sèchent beaucoup plus vite que celle du milieu.

li monteû / le monteur
(il èfile on tuyau / il enfile un tuyau) (Fraikin, op. citat.)
6 Le mouleur
Un mouleur se lève de son banc. Il porte le bac de pipes qu’il vient de finir de sécher et il revient à son banc avec une planche de rouleaux. Quoiqu’il y ait été attentif, il y a quelques paquets qui sont vraiment trop sèches. Il les dresse, les tuyaux en haut, dans une petite cuve d’eau pour les mouiller. Nos vieux pipiers prétendaient que c’était avec ces rouleaux-là qu’on faisait les plus belles pipes et qu’elles étaient plus résistantes.
Jetons un petit coup d’oeil sur le banc.
Sur le devant, voici l’étau avec une vis pour presser le moule. Les mouleurs garnissent, d’après l’épaisseur du moule, les deux côtés de l’étau avec des planchettes et des feuilles de carton pour que cela fasse ressort et que lorsque l’étau est serré à fond, la poignée de la vis demeure à plat à hauteur de leurs genoux. Ils tiennent alors la poignée calée avec un de leurs genoux qui est protégé au moyen d’un morceau de cuir, la genouillère. Quand la pipe est chtoupéye (12), ils retirent la jambe qui retenait la poignée et la vis se desserre d’elle-même.
(12) Le fourneau ou tête de la pipe est creusé à l’aide du chtoup ou étampon.
(p.128) Le moule est ouvert sur le banc. C’en est un de pipe ordinaire et il n’est que de deux pièces qui s’assemblent avec des clous. Quand la tête est ornée, le « Jacob » par exemple, le moule est de trois pièces dont la troisième, qui fait le devant de la tête, vient s’ajuster sur les deux autres avec des clous. Les moules se font d’habitude en fonte, mais les plus compliqués sont en cuivre, qui est plus facile à travailler et à ciseler.
A côté du moule, il y a le chtoupe. C’est un morceau de fer de la forme que doit avoir le fourneau de la pipe à l’intérieur. II est emmanché sur une poignée de bois dur dont les deux extrémités sont évidées et remplies de plomb pour rendre le chtoupe plus lourd. Voici maintenant le « fer pour enfiler les rouleaux», qui n’est qu’un morceau de fil de fer monté sur un petit manche de bois. Le fer est un petit peu recourbé à l’extrémité ; c’est ce qu’on appelle la «mouche». Pour pouvoir retirer aisément le fer hors du tuyau du rouleau, il faut qu’il soit rayé. Pour rayer un nouveau fer, l’ouvrier le met sur son genou, garanti par la genouillère, et il le fait tourner tout en le faisant avancer, tandis qu’avec son autre main, il appuie dessus la lame d’un vieux couteau qui a encore un bon taillant.
Sur le banc, il y a encore un petit outil fait avec un morceau de gros fil de fer avec, à l’extrémité, un demi-rond de la grosseur d’un tuyau de pipe. C’est le chinke, qui sert à rabattre les coutures du tuyau. Dans le manche du chinke, il y a comme une lame de couteau, qui ne dépasse que d’un demi-centimètre. C’est avec cela que le mouleur coupe le tuyau à la longueur qu’il doit avoir, après l’avoir chinké.
(p.130) Vous voyez encore un petit bac rond en tôle, d’un doigt de haut (ce n’est bien souvent qu’un couvercle de boîte). C’est le potèt (petit pot) : il est rempli de coton de lampe à huile qui baigne dans un mélange d’huile de colza et de pétrole. Le mouleur y trempe le chtoupe et le fer avant de s’en servir. Il y trempe aussi ses doigts pour frotter les rouleaux d’un même paquet quand il les a décollés l’un de l’autre, et parfois pour graisser le moule quand les rouleaux sont un peu humides et que la terre voudrait y adhérer.
Maintenant que nous connaissons les outils, nous pourrions regarder notre vieux Jean faire deux ou trois pipes.
Pour commencer, il décolle l’un de l’autre les rouleaux de cinq ou six paquets et il les frotte avec ses doigts qu’il a trempés dans le petit pot. Comme il fait fort chaud, il laisse les rouleaux à plat sur la planche et il les recouvre avec un linge mouillé pour qu’ils demeurent humides. Cela fait, il prend un rouleau et, presque sans qu’on s’en aperçoive, il a arraché avec un doigt et le pouce un petit morceau de terre de la tête que les rouleuses font d’habitudes un peu forte. Après avoir enfilé le tuyau, il met le rouleau dans une moitié du moule, assemble les deux pièces et il le laisse tomber dans l’étau. Il donne un tour de vis, retient la poignée avec son genou et voilà le moule serré à fond. Il prend le chtoupe, trempe le bout dans le petit pot et l’enfonce dans le fourneau en donnant deux ou trois bons coups jusqu’à ce qu’il soit entré au ras d’une bague qui est mise juste à hauteur du fourneau. Pendant qu’il tient le chtoupe à fond, le mouleur fait avancer le fer jusqu’au bout, puis il retire le chtoupe hors du moule. Il bouge la jambe qui retenait la poignée de la vis, celle-ci se détourne et l’étau s’ouvre largement. Le mouleur met le moule sur le banc et après l’avoir ouvert, il retire la pipe en la tenant d’un côté par le manche de fer et de l’autre avec son petit doigt qu’il a poussé dans le fourneau. Le pipier rabat alors les coutures du tuyau d’un coup de chinke en tenant la pipe emmanchée sur le fer et il en coupe le bout pour la mettre à bonne longueur. Et pour finir, il retire le fer en le faisant tourner pendant qu’il tient la pipe par le fourneau dans la paume de l’autre main.
Le mouleur arrange ses pipes dans de grands bacs de bois, hauts d’une bonne main, les fourneaux toujours appuyés contre les grands côtés. Pour les longues pipes et les demi-longues, il y a des bacs appropriés avec des rainures dans le fond pour y coucher les tuyaux.
Une fois que le bac est rempli, l’ouvrier le porte sur les pirnèkes comme nous l’avons déjà vu faire par les rouleuses.
Pour une grosse de pipes fines, le mouleur doit mettre 174 pipes dans son bac : le surplus, c’est pour les mauvaises pipes qu’on pourrait trouver quand on trime ou on glace.
(p.131) Avec un moule simple, un bon mouleur peut arriver à faire de 7 à 8 grosses sur la journée ; pour les pipes plus compliquées, avec le fourneau orné ou un personnage, c’est à peine s’il arrivera à en faire 3 à 4 grosses.
Et tout ça pour gagner aux environs de deux francs cinquante en travaillant onze et douze heures par jour.